Sakho, Pogba, Varane : la nouvelle page du roman des Bleus

Quatre ans après le désastre de Knysna, une nouvelle génération a émergé. Elle n’a pas connu la honte du bus maudit et joue l’esprit libre, portée par trois jeunes au talent hors pair et franchement matures. Portrait de groupe. On a rarement vu cela à la veille d’une Coupe du Monde. Pendant un mois, dans les allées boisées de Clairefontaine, la place forte du football français, cela n’aura été qu’ordre, beauté, luxe, calme, sinon volupté.

 Les entraînements des Bleus se sont déroulés dans une ambiance studieuse, presque primesautière. Et les matchs de préparation, loin des purges habituelles, ont donné lieu à un festival offensif, faisant revivre la flamme du France-Ukraine de novembre, ce miracle footballistique qui aura transformé un drame annoncé – la non-qualification pour le Mondial brésilien – en bain de jouvence national.

Le football est une fête, le Brésil est la patrie du football et, quatre ans après le cauchemar du Mondial sud-africain, le onze de France semble décidé à se refaire une virginité. Tout roule, tout plane. Même le départ des réservistes n’a donné lieu à aucun psychodrame.

Coup dur, le forfait de dernière minute de Franck Ribéry n’a pas viré à la catastrophe nationale. Dans ce tableau radieux, seule la mise à l’écart de Samir Nasri, le meneur des Citizens, champions d’Angleterre, aurait pu faire scandale. Eh bien non. Ce diable de Didier Deschamps s’en est expliqué posément sur le plateau de TF1.

On parle d’un joueur de grande qualité, mais il n’a pas un statut de titulaire en sélection. Et, il l’a dit lui-même, il n’est pas content quand il est remplaçant. Dans la vie de groupe, ça se ressent. »

En trois phrases, tout est dit, fermez le ban. « DD » n’est pas seulement un meneur d’hommes avisé. Derrière ses airs bonasses, le successeur des rugueux Raymond Domenech et Laurent Blanc est aussi et surtout un parfait communicant.

Pas les meilleurs joueurs, mais le meilleur groupe

Sélectionner un groupe de 23 millionnaires en short dans une France en plein trouble identitaire demande de fait une sacrée habilité. Qu’on le veuille ou non, les Bleus portent un lourd fardeau. La France a beau entretenir une relation très distante avec le ballon rond, elle a fait de sa sélection nationale l’exutoire privilégié de son subconscient. Elle y projette tout autant ses fantasmes – la France « black-blanc-beur » de 1998 – que ses chimères – les « caïds immatures » de 2010. Sur fond de défiance persistante vis-à-vis de la jeunesse des cités.

Didier Deschamps a bien intégré cette donnée. Sa sélection, bien sûr, a un but sportif : battre le Honduras lors du premier match le 15 juin, préparer l’Euro organisé en France en 2016 et, pourquoi pas, réussir un joli parcours en terre brésilienne. Mais elle présente également des propriétés neuroleptiques. « DD » l’a dit et répété, il n’a pas sélectionné d’abord les meilleurs joueurs, mais le meilleur groupe : 23 garçons de bonne composition, capables de s’entendre sur la durée et de donner un peu de plaisir à une nation déboussolée.

Certes, les deux figures de proue de Knysna sont toujours là. L’ancien capitaine Patrice Evra a conservé sa place à l’aile gauche de la défense française, mais, redevenu simple soldat, il se contente de briller balle au pied. Et le Kaiser Franck Ribéry, maître à jouer sulfureux de l’équipe de France jusqu’en décembre dernier, a été lâché par un dos douloureux.
Les Bleus n’ont plus de leader naturel, et, curieusement, ils ne s’en portent que mieux. Le vide a suscité un mouvement de génération spontanée.

En un an à peine, l’équipe de France s’est trouvé de nouvelles têtes, de nouveaux titulaires et, peut-être, de futurs cadres. Ils s’appellent Paul Pogba, Raphaël Varane et Mamadou Sakho. Leurs trajectoires, leurs origines, leurs gestions de carrière témoignent de la diversité du foot français. Mais un point les réunit : une maturité rare, sur le terrain et en dehors. Avec Didier Deschamps, ce malin qui a eu la bonne idée de les intégrer très tôt à son projet, ces trois-là sont en train d’écrire une nouvelle page du roman des Bleus. En voici le premier volet.

Sakho, le totem de la nation métissée

Deux buts peuvent changer le cours d’une vie. Si le barrage France -Ukraine a marqué l’émergence d’un groupe, cette double confrontation a aussi vu la naissance d’une rock star. Les habitués du Championnat de France n’ignoraient rien de Mamadou Sakho, combattant infatigable du PSG d’avant le Qatar. Longtemps, « Mamad », jeune, noir et combatif, a été la vitrine d’un club taxé par ailleurs de toutes les tares : racisme des supporters, indolence des joueurs, incurie des recruteurs.

En sélection, l’histoire était un peu plus compliquée. Appelé pour la première fois en bleu en novembre 2010, à tout juste 20 ans, le défenseur central a d’abord souffert des résultats en dents de scie de son équipe, puis de la transmutation du PSG en équipe galactique. Résultat : Sakho a grandi, et une fois arrivé au très haut niveau il s’est retrouvé barré par les superstars brésiliennes achetées à prix d’or par les Qataris.

Au soir de France-Ukraine, c’est donc grâce à un heureux concours de circonstances, une décision radicale – rejoindre Liverpool à l’été 2013 pour retrouver du temps de jeu – doublée de la suspension de Laurent Koscielny expulsé au match aller, que Sakho s’est retrouvé titularisé. Et la France a vu. Elle a vu un mort de faim, déboulant par deux fois de sa surface pour tromper le portier ukrainien. Elle a vu aussi un joueur comme habité par la grâce, profitant du micro qu’on lui tendait pour crier son amour indéfectible du maillot français.

Le Mamadou médiatique, que l’on connaissait pudique et taiseux, s’est réconcilié avec le leader charismatique vanté de longue date par ses coéquipiers. « Ca devait arriver. Il est très respectueux, très poli, mais quand il se sent en confiance il prend la parole. C’est en lui depuis tout petit », assure Tripy Makonda, le copain d’enfance parti jouer en Ligue 2 au Stade brestois. Depuis six mois, il faut croire que la confiance ne l’a pas quitté. Mamadou a commencé par briser un tabou : son enfance parisienne, ballottée de squats en hôtels sociaux et marquée par la mort de son père, Souleymane, qui le laissa seul à 13 ans chargé de sa grande famille.

Du jour au lendemain, il s’est mis en mode robot, se souvient l’ami Tripy. Il n’avait plus qu’un seul objectif : devenir professionnel, et le plus vite possible. »

La trajectoire est édifiante. Et le discours itou. Car Sakho a pris conscience qu’avec pareil destin il ne s’appartenait plus vraiment. D’interview en interview, le voilà qui convoque les mânes de la France « black-blanc-beur », transcendant les « différences de religion, d’origine et de couleur ». Le judoka Teddy Riner, un ami, n’est qu’à moitié étonné : « Il regarde souvent des émissions d’actu à la télé, il aime bien les commenter. » Et Tripy Makonda le voit déjà explorer de nouveaux chemins, une fois la page du football tournée. « Politicien, ça pourrait lui aller. »

Pogba, le génie jamais contrarié

Il y a des joueurs qui, même gamins, laissent pantois. Lilian Thuram, recordman des sélections en bleu et parrain de l’équipe de France des moins de 16 ans, se souvient encore du jeune Pogba, croisé pour la première fois lors d’un tournoi international de jeunes en 2009. « Je suis allé voir l’entraîneur. Je lui ai dit : ‘C’est qui le milieu ? Il est trop fort !’ Il m’a répondu : ‘Ouais, aujourd’hui, il n’est pas très bon.’ Paul, quand on le voit jouer, on ne peut pas deviner son âge. Physiquement et techniquement, il a toujours été au-dessus. » Depuis sa première sélection en bleu, il y a un an, bien des Français ont dû se ranger à l’avis du grand Lilian.

On peut estimer que le Pelé de Roissy-en-Brie était programmé pour éclater au plus haut niveau. Pourtant, jugé pas assez costaud et un peu trop facétieux, il n’a pas tout de suite fait l’unanimité. Son destin n’a basculé qu’à 16 ans, quand son agent a réussi à l’ex-filtrer du Havre – son club formateur – au grand Manchester United.

Traverser la Manche si jeune peut se révéler un choix risqué. Mais Pogba est un jeune homme pressé. De la banlieue parisienne au Havre, du Havre à Manchester, puis de Manchester à la Juve, le joueur ne s’est jamais attardé. Bijou Tati, son premier éducateur, se souvient de l’avoir appelé en apprenant son départ de Manchester, en 2011 : « Je lui ai parlé en grand frère. Je lui ai dit qu’être placé sur le banc de l’équipe pro à 18 ans était déjà un signe de confiance. Et qu’à la Juve, avec ses stars, ce pourrait être compliqué. Il m’a répondu : ‘T’inquiète pas, Bijou, je jouerai.’ Et, de fait, Marchisio s’est blessé, il a pris sa chance et s’est imposé. »

Insouciant, Paul Pogba ? Ses extravagances capillaires… et son jeu parfois un peu trop délié peuvent le laisser penser. Reste que le bonhomme sait ce qu’il veut. Capitaine dès son plus jeune âge, il s’est toujours hissé à la hauteur de l’événement. « Même à 13 ans, il savait réguler l’intensité, gérer les moments forts et faibles », note Laurent Herpe, l’un de ses tout premiers entraîneurs.

Il faut dire que chez les Pogba le foot est une affaire sérieuse. Les deux grands frères, Florentin et Mathias, sont également professionnels. Et les parents ont élevé leurs gamins « à l’africaine, de manière très droite », atteste Bijou Tati. La maman gérant le quotidien et le père, professeur en lycée technique, imposant de longues séances vidéo et des entraînements individualisés le samedi matin. « Mes enfants ont un défaut agréable : ils aiment encaisser les difficultés », confiait Fassou Antoine Pogba il y a peu. Manifestement, la méthode a payé…

Varane, le jeune homme plus que parfait

Au centre de préformation de Liévin, Alain Delory, son éducateur, l’avait surnommé la « machine à laver ». « On lui donnait un truc sale, il le rendait propre et brillant. » A 21 ans, Raphaël Varane, défenseur central de l’équipe de France et du Real Madrid, est un extraterrestre.

Techniquement, il sait tout faire : réception pied gauche, relance pied droit, but de la tête, ou l’inverse, plus proche de George Balanchine que du stoppeur de métier. Et, mentalement, c’est un roc. En témoignent sa récente finale de Ligue des Champions, ses cinq apparitions en bleu, toutes irréprochables, et son premier match tout court, à 17 ans à peine, sous les couleurs du RC Lens, dans l’antre de Bollaert.

Varane, à l’époque, arborait des tresses africaines, façon Steph de Monac période Mario Jutard, la seule excentricité qu’on lui connaisse. Depuis, les cheveux courts et vêtu de la panoplie immaculée des Merengues, il a pleinement pris conscience de son personnage : celui du beau et bon garçon, qui parle peu et s’impose par la seule force de son talent. Du centre de formation, proche du domicile familial, où il a passé un bac ES tout en négociant son transfert… avec Zinedine Zidane (conseiller sportif du club espagnol), au Real Madrid, où l’entraîneur José Mourinho a découvert un garçon et des parents – père aide-soignant, mère prof d’anglais – moins intéressés par le montant de ses émoluments que par le projet sportif.

Un pari risqué ? « De toute façon, même s’il n’avait pas joué, Raphaël aurait été ravi de s’entraîner avec les meilleurs joueurs du monde, assure Alain Delory. Pour lui, l’entraînement est une fin en soi, et le match n’est que l’aboutissement de ce qu’il réalise par ailleurs. » « Curiosité intellectuelle », « sens du collectif », « sérénité », « qualité d’écoute »… L’élève Varane, à en croire ses entraîneurs, aurait toutes les qualités. Et même celle de les cacher.

« Il y avait bien quelques moqueries au centre : ‘Qui c’est qu’a bien fait ? – C’est Raphaël’, se remémore Delory, mais il a toujours eu l’intelligence de ne pas trop se mettre en avant. » D’ailleurs, au RC Lens, l’entraîneur de la réserve, Olivier Bijotat, en avait fait son capitaine, malgré son jeune âge, sans que cela suscite un mouvement d’humeur chez ses coéquipiers.

 

 

 

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